Sommaire
-
La loupe intersectionnelle du féminisme, au carrefour des discriminations
-
Universalisme et intersectionnalité, la réconciliation?
-
Célébrer des femmes françaises
-
Le regard croisé de Rokhaya Diallo entre la France et les Etats-Unis
-
Aux sources de la philosophie de Diallo
- Rokhaya Diallo @Mario Epanya
Journaliste, auteure et réalisatrice, Rokhaya Diallo est aussi une militante féministe et anti raciste. Depuis plus d’une décennie, ses prises de position l’inscrivent au cœur du débat public français sur les questions féministes et raciales. Elle est chroniqueuse pour de nombreuses émissions telles que « 24H Pujadas » sur LCI, « TPMP » sur C8 ou « On refait le monde » sur RTL. Sa voix s’exporte également outre atlantique puisqu’elle intègre le Washington Post en août 2020 pour écrire mensuellement sur les problématiques liées au racisme et au sexisme. Fin 2021, elle réalise le documentaire « Bootyfull » sur la représentation des corps féminins dans les médias et son livre « Kiffe ta race » co-écrit avec Grace Ly est paru dans les librairies le 13 Janvier dernier. Dans cet entretien, Rokhaya Diallo nous parle de l’intersectionnalité et des inégalités de genre et de race qui gangrènent la société à différents niveaux.
La loupe intersectionnelle du féminisme, au carrefour des discriminations
Informelles : Le féminisme intersectionnel c’est quoi exactement ? Quelles sont ses origines ?
Rokhaya Diallo : « Le féminisme intersectionnel est un outil juridique qui a été conçu pour comprendre les discriminations croisées. C’est Kimberlé Crenshaw qui le théorise en 1989 parce qu’elle étudiait le cas d’une femme qui avait été discriminée non pas seulement parce qu’elle était une femme et pas seulement parce qu’elle était noire, mais parce qu’elle était une femme noire. Dans le cadre du droit il n’y avait pas d’outil qui permettait d’analyser sa condition spécifique. Mais, en réalité, l’intersectionnalité existait avant d’être nommée. Dès lors qu’il y a eu des femmes pauvres, lesbiennes, handicapées, etc., la question des discriminations multiples qui pesait sur ces femmes s’est posée. On peut remonter au XIXème siècle avec Sojourner Truth par exemple. C’était une ancienne esclave qui avait pris la parole lors de la convention des femmes dans l’Ohio, [elle avait prononcé son célèbre discours « Ain’t I a Woman ? » qui signifie « Ne suis-je pas une femme ?, dans lequel elle met en lumière la condition particulière des femmes noires]. On peut dire qu’elle était intersectionnelle dans sa démarche ».
Comment est née votre conscience intersectionnelle ?
RD : « J’ai pris conscience de l’intersectionnalité au début des années 2000, quand il y a eu tous les débats sur le port du foulard par les femmes musulmanes. C’est là que j’ai quitté les organisations féministes traditionnelles parce que je me suis rendue compte que les femmes musulmanes qui portaient le foulard n’étaient pas considérées ».
Au début des années 2000, le terme d’intersectionnalité était-il déjà connu en France ?
RD : « Le terme ne l’était pas, mais il y a toujours eu cet enjeu de lutter à la fois contre le sexisme et le racisme. Il y a toujours eu des femmes qui se sont engagées en tant que femmes minoritaires. Il y avait déjà une coordination des femmes noires dans des dispositifs du MLF (Mouvement de Libération des Femmes) par exemple. En France, il y a toujours eu de l’intersectionnalité mais ce n’était pas nommé comme ça.».
Universalisme et intersectionnalité, la réconciliation?
Que répondez-vous à vos détracteurs qui considèrent le féminisme intersectionnel trop fragmentaire et facteur de divisions ?
RD : « C’est comme si vous me disiez que la gynécologie, la dermatologie ou l’orthophonie divisait la médecine. Quand on est malade et qu’on sait pas trop ce qu’on a, on va voir un médecin généraliste et quand on sait ce qu’on a, on va voir un spécialiste. Ils servent à mettre l’accent sur des spécificités. Le fait d’avoir un féminisme qui correspond à chaque type de discrimination ce n’est pas une division, c’est une addition et c’est un enrichissement. Ça ne remet pas en cause le féminisme général. Je pense qu’il faut se méfier de cette narration qui oppose le féminisme intersectionnel et le féminisme universel ».
« Quand on est malade et qu’on sait pas trop ce qu’on a, on va voir un médecin généraliste. Mais quand on sait ce qu’on a, on va voir un spécialiste. » Rokhaya Diallo, journaliste, auteure et militante féministe
Pourtant il semble y avoir des divergences entre ces deux courants ?
RD : « Oui en effet, pour moi la terminologie n’est pas la bonne. Je ne suis souvent pas d’accord avec celles qui se revendiquent universelles, mais je me positionne pas non plus comme anti-universaliste. Au contraire, il n’y a rien de plus universel que l’intersectionnalité parce que cela inclut toutes les femmes. Pour moi c’est important de ne pas se laisser déposséder de l’idée de l’universalisme. Ce qui me dérange surtout, c’est qu’on nous dépossède de ce mot ».
Et comment mettre un terme à ces divisions ?
RD : « C’est une question de volonté et de connaissances. Je pense qu’il est nécessaire de se documenter avant de jeter des anathèmes sur les questions relatives au féminisme. Sur l’intersectionnalité, il existe de nombreux ouvrages et les recherches sont disponibles en français ».
« iI n’y a rien de plus universel que l’intersectionnalité parce que cela inclut toutes les femmes. » Rokhaya Diallo, journaliste, auteure et militante féministe
Célébrer des femmes françaises
Vous faites souvent part de votre regret quant au manque de visibilité des figures françaises dans les luttes féministe et anti-raciste, pouvez-vous nous en citer quelques-unes ?
RD : « Oui, il y a tellement de femmes qui ont agi mais qui ont été effacées de l’histoire et qui pour moi ont participé à cette aventure intersectionnelle, avant même qu’on lui trouve un nom en 1989 aux Etats-Unis. Gerty Dambury, dramaturge, poétesse, metteure en scène guadeloupéenne, mériterait d’être mise en avant, les sœurs Nardal qui sont à l’origine du mouvement de la négritude, aussi ».
Comment mettre en lumière l’action de ces femmes ?
RD : « À Paris, par exemple, sur 370 statues il y en a 35 seulement qui représentent des femmes. […] Savoir qu’il y a aussi peu de statues de femmes célébrées à Paris, ça laisse une marge de manœuvre. Paris est aussi la ville qui a le plus de noms de voies issus de militaires impliqués dans la colonisation. Cela peut se corriger. On peut très bien décider de mettre en avant des femmes qui n’ont pas participé à des batailles sanglantes ».
Des statues ont fait polémique ces dernières années. Selon vous, faut-il les déplacer ?
RD : « Je suis tout à fait favorable à ce qu’on déplace des statues dans des espaces adaptés comme les musées ou changer le nom des rues. Le fait de mettre une statue en avant c’est le fait de célébrer quelqu’un, ce n’est pas simplement pour marquer l’histoire. Par exemple, Philippe Pétain était un héros de la première guerre mondiale notamment lors de la bataille de Verdun. De nombreuses voies publiques portaient son nom en France mais après avoir été frappé d’indignité nationale, ces dernières ont été débaptisées et toutes les célébrations urbaines ont été retirées. Personne ne s’est dit que c’était injuste et que cela allait l’effacer de l’histoire. Tout le monde sait qui était le maréchal Pétain. Si on doit parler de lui, c’est dans des musées ou dans les livres d’histoire. De la même manière, ce n’est pas la peine de célébrer George Cuvier qui disséquait le corps de femmes noires pour mesurer les crânes et nous expliquer que les blancs étaient une race supérieure. Il y a aussi des femmes biologistes ou scientifiques qui pourraient faire l’objet de célébrations. D’ailleurs, le travail de féminisation des noms de rue qui a été engagé par Anne Hidalgo, en mettant notamment en avant des noms de femmes non blanches, est un travail super important qui doit se poursuivre ».
Le regard croisé de Rokhaya Diallo entre la France et les Etats-Unis
Les entreprises américaines affichent leur volonté de s’engager pour plus de diversité en leur sein. Ont-elles de l’avance par rapport aux entreprises françaises ?
RD : « Je constate qu’en France il est plus facile de s’engager sur le féminisme que sur les discriminations raciales. Ceci étant dit je me méfie des entreprises qui utilisent le féminisme washing aux Etats-Unis. Il faut s’assurer qu’il y ait une sincérité dans la démarche des entreprises, que ce ne soit pas simplement de l’affichage. Veiller à la mise en place de politiques anti-discriminations dans le recrutement, aux bonnes conditions de travail pour les salariés, d’une égalité des salaires, d’une vraie représentativité, etc. Il faut être vigilant, mais c’est toujours une bonne chose de manière symbolique parce que les entreprises montrent que c’est suffisamment important pour qu’elles s’y engagent ».
Qu’en est-il du paysage médiatique français ? Est-il en train d’évoluer vers plus d’intersectionnalité ?
RD : « En France il y a une très grande lenteur par rapport à la représentation des minorités dans l’espace médiatique et artistique. On a des talents en France mais les institutions n’en sont pas suffisamment reconnaissantes. Je ne parle pas seulement d’une diversité d’origine raciale, je parle aussi de la diversité au niveau de l’orientation sexuelle ou de la binarité de genre. Quand on voit une série comme « Sex Education » par exemple, ça fait du bien ! C’est ce que vivent les gens dans leur quotidien. On n’imagine pas une série française qui représente de manière aussi complexe la sexualité des adolescents ».
Pourquoi ces questions sont-elles si peu abordées en France ?
RD : « En dehors de la seconde guerre mondiale où on a effectué un devoir de mémoire important, si on regarde le cinéma français, il n’y a pas beaucoup de films qui racontent les épisodes de la colonisation française en Afrique ou en Asie par exemple. De la même manière il n’y a pas de films sur la présence française en Afghanistan. Aux Etats-Unis, il y a eu le film Apocalypse Now sur la présence américaine au Vietnam. En France on ne veut pas ternir notre histoire, il y a un silence gêné. Dès qu’on questionne ce silence, on s’attire les foudres ».
D’ailleurs vous dites souvent que critiquer son pays, c’est être exigeant à son égard. Pourquoi?
RD : « Exprimer une forme de colère ou de haine signifie qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’affect et donc ce n’est pas de l’indifférence. Je pense que la manifestation de la colère à l’égard de la France ne doit pas être considérée comme quelque chose d’improductif. Au contraire, elle produit pleins de choses et, potentiellement, de l’exigence ».
Aux sources de la philosophie de Diallo
Quelles sont les lectures que vous conseillez à nos lectrices qui s’intéressent au féminisme intersectionnel ?
RD : « Il faut lire « Un féminisme décolonial » de Françoise Verges. C’est un ouvrage qui permet d’ancrer cette question dans le contexte français, c’est important car on parle beaucoup des Américaines, alors que beaucoup de femmes françaises ont écrit là-dessus. Aussi « Noir n’est pas mon métier » passionnants témoignages d’actrices âgées de 20 à 70 ans qui expliquent ce que c’est d’être une actrice noire dans le contexte français. J’ajoute « Jeune fille modèle » de Grace Ly et « Une poupée en chocolat » d’Amandine Gay qui est paru à la rentrée. Enfin « La vie sans fards » de Maryse Condé. Il faut lire tout Maryse Condé (rires). Et s’il ne fallait en citer qu’un, ce serait celui-là ».
Qui sont vos rôles modèles ?
RD : « Mes parents sont mes héros. L’immigration est une aventure qui ne se mesure pas. Quitter son pays pour tout recommencer de zéro et créer une famille est admirable. C’est grâce à leur soutien et leur sacrifice que j’ai pu faire ce que je fais. Pour moi, ce sont des modèles d’abnégation. Ils ont énormément faits pour ma construction personnelle. On a pas besoin d’aller chercher des modèles très lointains. On a des héros du quotidien, autour de nous, qui ont fait plein de choses tout à fait honorables».
Dans votre actualité récente, il y a la parution du livre « Kiffe ta race », pouvez-vous nous en dire plus ?
RD : « C’est un livre que j’ai co-écrit avec Grace Ly. Ce n’est pas une retranscription du podcast mais c’est vraiment un guide pour comprendre les questions raciales. Il y a tout un chapitre pour comprendre l’intersectionnalité également. Pour Grace et moi, c’était vraiment un moyen de mettre à l’écrit la philosophie de « Kiffe ta race ».
Kiffe ta race, Grace Ly et Rokhaya Diallo, Co-édité par First Éditions et Binge Audio Éditions, 17,95 euros